Suite de « L’Apparition de la Très Sainte Vierge sur la montagne de la Salette le 19 septembre 1846 » publiée par la Bergère de la Salette avec l’imprimatur de Mgr l’évêque de Lecce.
« Le lendemain, 19 septembre, je me retrouve en chemin avec Maximin ; nous gravissons ensemble la montagne. Je trouvais que Maximin était très bon, très simple, et que volontiers il parlait de ce dont je voulais parler ; il était aussi très souple, ne tenant pas à son sentiment ; il était seulement un peu curieux, car quand je m’éloignais de lui, dès qu’il me voyait arrêtée, il accourait vite pour voir ce que je faisais, et entendre ce que je disais avec les fleurs du Bon Dieu ; et s’il n’arrivait pas à temps, il me demandait ce que j’avais dit. Maximin me dit de lui apprendre un jeu. La matinée était déjà avancée : je lui dis de ramasser des fleurs pour faire le « Paradis ».
Nous nous mîmes tous les deux à l’ouvrage ; nous eûmes bientôt une quantité de fleurs de diverses couleurs. L’Angelus du village se fit entendre, car le ciel était beau, il n’y avait pas de nuages. Après avoir dit au Bon Dieu ce que nous savions, je dis à Maximin que nous devions conduire nos vaches sur un petit plateau près du petit ravin, où il y aurait des pierres pour bâtir le « Paradis ». Nous conduisîmes nos vaches au lieu désigné, et ensuite nous prîmes notre petit repas ; puis nous nous mîmes à porter des pierres et à construire notre petite maison, qui consistait en un rez-de-chaussée qui, soi-disant, était notre habitation, puis un étage au-dessus qui était selon nous le « Paradis ».
Cet étage était tout garni de fleurs de différentes couleurs, avec des couronnes suspendues par des tiges de fleurs. Ce « Paradis » était couvert par une seule et large pierre que nous avions recouverte de fleurs ; nous avions aussi suspendu des couronnes tout autour. Le « Paradis » terminé, nous le regardions ; le sommeil nous vint ; nous nous éloignâmes de là à environ deux pas, et nous nous endormîmes sur le gazon. »
« M’étant réveillée et ne voyant pas nos vaches, j’appelai Maximin et je gravis le petit monticule. De là, ayant vu que nos vaches étaient couchées tranquillement, je redescendais et Maximin, montait, quand tout à coup je vis une belle lumière, plus brillante que le soleil, et à peine ai-je pu dire ces paroles : « Maximin, vois-tu, là-bas ? Ah ! mon Dieu !» En même temps je laisse tomber le bâton que j’avais en main. Je ne sais ce qui se passait en moi de délicieux dans ce moment, mais je me sentais attirée, je me sentais un grand respect plein d’amour, et mon cœur aurait voulu courir plus vite que moi.
Je regardais bien fortement cette lumière qui était immobile, et comme si elle fût ouverte, j’aperçus une autre lumière bien plus brillante et qui était en mouvement, et dans cette lumière une très belle Dame assise sur notre « Paradis », ayant la tête dans ses mains. Une Belle Dame était assise sur notre « Paradis » sans le faire crouler. Cette belle Dame s’est levée, elle a croisé médiocrement ses bras en nous regardant et nous a dit : « Avancez, mes enfants, n’ayez pas peur, je suis ici pour vous annoncer une grande nouvelle».
Ces douces et suaves paroles me firent voler jusqu’à elle, et mon cœur aurait voulu se coller à elle pour toujours. Arrivés bien près de la belle Dame, devant elle, à sa droite, elle commence le discours, et des larmes commencent aussi à couler de ses beaux yeux :
« Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller la main de mon Fils. Elle est si lourde et si pesante que je ne puis plus la retenir. Depuis le temps que je souffre pour vous autres ! Si je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je suis chargée de le prier sans cesse. Et pour vous autres, vous n’en faites pas cas. Vous aurez beau prier, beau faire, jamais vous ne pourrez récompenser la peine que j’ai prise pour vous autres.
Je vous ai donné six jours pour travailler, je me suis réservé le septième et on ne veut pas me l’accorder. C’est ce qui appesantit tant le bras de mon Fils. Ceux qui conduisent les charrettes ne savent pas parler sans y mettre le Nom de mon Fils au milieu. Ce sont les deux choses qui appesantissent tant le bras de mon Fils.
Si la récolte se gâte, ce n’est qu’à cause de vous autres. Je vous l’ai fait voir l’année passée par les pommes de terre ; vous n’en avez pas fait cas ; c’est au contraire, quand vous en trouviez de gâtées, vous juriez, et vous mettiez le Nom de mon Fils. Elles vont continuer à se gâter ; à la Noël, il n’y en aura plus. Si vous avez du blé, il ne faut pas le semer. Tout ce que vous sèmerez, les bêtes le mangeront ; et ce qui viendra, tombera tout en poussière quand vous le battrez. Il viendra une grande famine. Avant que la famine vienne, les petits enfants au-dessous de sept ans prendront un tremblement et mourront entre les mains des personnes qui les tiendront ; les autres feront pénitence par la faim. Les noix deviendront mauvaises ; les raisins pourriront ».
Ici, la belle Dame qui me ravissait, resta un moment sans se faire entendre ; je voyais cependant qu’elle continuait, comme si elle parlait, de remuer gracieusement ses aimables lèvres. Maximin recevait alors son secret. Puis, s’adressant à moi, la Très Sainte Vierge me parla et me donna un secret en français. Ce secret, le voici tout entier, et tel qu’elle me l’a donné : »
Voici quelques extraits de « L’Apparition de la Très Sainte Vierge sur la montagne de la Salette le 19 septembre 1846 » publiée par la Bergère de la Salette avec l’imprimatur de Mgr l’évêque de Lecce.
« Le 18 septembre, veille de la sainte Apparition de la Sainte Vierge, j’étais seule, comme à mon ordinaire, à garder les quatre vaches de mes maîtres. Vers les 11 heures du matin, je vis venir auprès de moi un petit garçon. À cette vue, je m’effrayai parce qu’il me semblait que tout le monde devait savoir que je fuyais toutes sortes de compagnies.
Cet enfant s’approcha de moi et me dit : « Petite, je viens avec toi, je suis Maximin, je suis de Corps ». À ces paroles, mon mauvais naturel se fit bientôt voir, et, faisant quelques pas en arrière, je lui dis : « Je ne veux personne, je veux rester seule ». Puis, je m’éloignais, mais cet enfant me suivait en me disant : « Va, laisse-moi avec toi, mon maître m’a dit de venir garder mes vaches avec les tiennes ; je suis de Corps ». Moi, je m’éloignai de lui en lui faisant signe que je ne voulais personne ; et après m’être éloignée, je m’assis sur le gazon. Là, je faisais ma conversation avec les petites fleurs du Bon Dieu.
Un moment après, je regarde derrière moi et je trouve Maximin assis tout près de moi. Il me dit aussitôt : « Garde-moi, je serai bien sage ». Mais mon mauvais naturel n’entendit pas raison. Je me relève avec précipitation et je m’enfuis un peu plus loin sans rien lui dire, et je me remis à jouer avec les fleurs du Bon Dieu. Un instant après, Maximin était encore là à me dire qu’il serait bien sage, qu’il ne parlerait pas, qu’il s’ennuierait d’être tout seul, et que son maître l’envoyait auprès de moi, etc… Cette fois, j’en eus pitié, je lui fis signe de s’asseoir, et moi, je continuai avec les petites fleurs du Bon Dieu.
Maximin ne tarda pas à rompre le silence, il se mit à rire, (je crois qu’il se moquait de moi) ; je le regarde et il me dit : « Amusons-nous, faisons un jeu. » Je ne lui répondis rien, car j’étais si ignorante que je ne comprenais rien au jeu avec une autre personne, ayant toujours été seule. Je m’amusais seule avec les fleurs et Maximin, s’approchant tout à fait de moi, ne faisait que rire en me disant que les fleurs n’avaient pas d’oreilles pour m’entendre, et que nous devions jouer ensemble. Mais je n’avais aucune inclination pour le jeu qu’il me disait de faire.
Cependant, je me mis à lui parler et il me dit que les dix jours qu’il devait passer avec son maître allaient bientôt finir, et qu’ensuite il s’en irait à Corps chez son père, etc… Tandis qu’il me parlait, la cloche de la Salette se fit entendre, c’était l’Angelus : je fis signe à Maximin d’élever son âme à Dieu. Il se découvrit la tête et garda un moment le silence.
Ensuite, je lui dis : « Veux-tu dîner ? – Oui, me dit-il. Allons ». Nous nous assîmes ; je sortis de mon sac les provisions que m’avaient données mes maîtres, et selon mon habitude, avant d’entamer mon petit pain rond avec la pointe de mon couteau, je fis une croix sur mon pain, et au milieu un tout petit trou, en disant : « Si le diable y est, qu’il en sorte, et si le Bon Dieu y est, qu’il y reste » et vite, vite, je recouvris le petit trou. Maximin partit d’un grand éclat de rire et donna un coup de pied à mon pain qui s’échappa de mes mains, roula jusqu’au bas de la montagne et se perdit.
J’avais un autre morceau de pain, nous le mangeâmes ensemble ; ensuite nous fîmes un jeu ; puis comprenant que Maximin devait avoir besoin de manger plus, je lui indiquai un endroit de la montagne couvert de petits fruits. Je l’engageai à aller en manger, ce qu’il fit aussitôt ; il en mangea et en rapporta plein son chapeau. Le soir nous descendîmes ensemble de la montagne, et nous nous promîmes de revenir garder nos vaches ensemble. »
Comme les autres fois, je m’en allai dans le bois, tout en pensant à ce que m’avait dit ma mère : que je n’avais pas de mère, pas de père, pas de frères, pas d’habitation et que personne ne me voulait. J’étais affligée, même découragée, en pensant que le doux nom de maman, je ne pouvais plus le dire. Cette fois, je pleurai sur mon triste sort. Puis je pensai au Christ, à la Croix de mon père.
Il y avait trois ou quatre jours que j’étais dans le bois sans voir ni entendre personne : ma seule occupation était la pensée de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; souvent je fondais en larmes en pensant combien le péché déplaît à mon bon Dieu, puisqu’il avait fallu que mon Jésus versât tout son sang pour l’effacer et mettre les hommes dans le paradis. Je n’avais plus la force de marcher, je tombais et j’étais plongée dans une profonde tristesse en pensant combien on offensait mon Jésus, puis aussi de ce que, comme les autres enfants, je n’avais point de mère pour tout lui dire et pour lui demander des explications sur la vie de mon Jésus au ciel.
Tout à coup, je vois venir à moi un tout petit enfant d’une grande beauté, vêtu d’un blanc brillant avec une jolie couronne sur la tête. Dès que ce petit enfant fut près de la sauvage il lui dit : « Bonjour, ma sœur, pourquoi pleurez-vous ? je viens vous consoler. » — « Ah ! dit alors la sauvage mon pauvre petit, parlez bien bas, je n’aime pas le bruit. Je pleure parce que je voudrais savoir tout ce que mon Jésus a fait pour sauver le monde, pour que je fasse comme Lui sans rien manquer ; puis ce que le monde a fait pour faire mourir mon Jésus-Christ ; puis je voudrais avoir une maman ; je n’ai personne. J’étais dans une maison avec une femme et des enfants ; cette femme ne me veut plus. Ah ! si j’avais une maman ! » — « Ma sœur, dit alors le petit, dites-moi Frère, je suis votre bon Frère, je veille sur vous ; nous avons une maman. » — « Une maman ! une maman ! s’écria la sauvage, toujours en pleurant. Ah ! j’ai, j’ai donc une maman ! où est-elle, mon Frère, pour que je courre vite la trouver ? » — « Notre maman, dit le joli enfant, est partout avec ses enfants ; aimez-la bien, cette bonne maman ; elle est toujours avec celles qui se montrent ses enfants. Bientôt je vous mènerai voir notre maman. » Après cela le jeune enfant fit connaître à la muette la grandeur de Dieu, sa puissance, sa bonté, enfin toute sa vie publique et surtout sa Passion.
Mon petit Frère venait à peu près tous les jours pour me voir ; quelquefois il restait un jour sans venir, mais souvent il venait plusieurs fois dans le même jour. Nous conversions toujours sur la passion ou sur la vie cachée de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je m’étais enfoncée dans la forêt ; si je tombais dans le sentier rempli de pierres, il arrivait aussitôt me relever ; nous marchions en nous tenant par la main, nous ramassions des fleurs ensemble. Il m’était sympathique au possible, il m’inspirait confiance, je me sentais enflammée d’amour pour lui. Chaque fois que je le vis et qu’il m’appela sa sœur, mon cœur se remplit de joie et d’une douce consolation. Mon Frère était de mon âge (il a toujours été de ma taille), il n’était pas plus grand que moi, il était bien fait, bien proportionné, sa petite figure était d’un blanc rosé, ses cheveux étaient châtain clair et frisés, ils étaient partagés sur son beau front et tombaient un peu sur ses épaules ; ses yeux étaient doux et pénétrants ; sa voix douce, sonore, mélodieuse allait droit à l’âme et faisait sauter mon cœur ; ses petites mains, bien PALPABLES, étaient dans les miennes comme le contact du Lys ; toute sa personne paraissait comme cristallisée. Quand, après avoir parlé longtemps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous nous amusions à regarder les fleurs et que quelquefois nous en ramassions pour faire des couronnes, etc., il me semblait que les fleurs venaient d’elles-mêmes se placer dans ses jolies petites mains ; mais je trouvais la chose toute naturelle, parce que j’ignorais ce que les hommes peuvent faire ou ne pas faire.
Je dois dire que mon bien-aimé Frère, pendant plus de vingt ans, m’a laissé ignorer qu’il était Jésus, et que moi j’avais tout bonnement et simplement cru qu’il était mon frère, comme lui-même me l’avait assuré. Donc je pris ses visites sans raisonner, contente d’avoir un si bon frère et à qui je pourrais parler de mon bon Dieu, et lui enseigner à le prier et à lui consacrer tout son cœur, toute son âme et à l’aimer de toutes ses forces…
Enfin si mon Frère a été mon frère, il a été aussi mon instituteur, puisque c’est de Lui que j’ai tout appris ce que je sais, en dehors du péché qui est mon seul ouvrage.
Mon très doux Frère me dit que je devais remercier la miséricorde divine qui se servait de mes parents pour me détacher des affections du monde ; que le Très-Haut m’avait créée pour l’aimer au possible ; que je devais veiller sur mon cœur incliné à trop aimer les créatures et à en être aimée.
Déjà depuis plusieurs jours j’étais dans le bois et je ne pensais nullement à retourner chez mes parents puisque cela m’avait été prohibé et que je croyais devoir obéir absolument à qui avait autorité sur moi. Pendant tout ce temps je me nourrissais des petits fruits qui croissent en ce bois. Je dois dire cependant que, plusieurs fois, mon aimable Frère m’apporta un mets délicieux qui restaurait entièrement mes forces pour plusieurs jours. La première fois c’était une très belle violette : je la mangeai ; ce n’était ni du pain ni du miel, je ne sus pas ce que c’était, sinon une liqueur, une substance très savoureuse et odorante.
Un jour, mon doux Frère près de moi me dit : « Sœur de mon cœur, la paix soit avec vous, l’heure est venue de retourner chez vos parents. »
Il me fallait retourner chez mes parents car mon père était de retour afin d’éviter que des discussions n’éclatent en famille à cause de mon absence. Nous partîmes et aussitôt je me trouvai près de ma maison. J’entendis mon père qui venait derrière moi, il m’embrassa et me demanda d’où je venais et depuis quand j’étais absente. Je ne sus rien lui dire, parce que, en vérité, je ne savais depuis combien de jours ou de semaines j’étais dehors, mais je lui dis que j’avais été avec mon Frère. Il me demanda ce que j’avais mangé ; je lui répondis que mon Frère me donnait des choses bien bonnes. Mon père s’apaisa et la paix revint dans la famille.
En ce temps-là mon cher père travaillait dans un bourg appelé La Mure, à environ cinq heures de marche ; il venait en famille une fois par mois, ordinairement le samedi, pour repartir le dimanche soir. Je passais ce dimanche un peu ennuyée. Les conversations que j’entendais, quoique non mauvaises, ne m’intéressaient pas, je ne pouvais comprendre qu’on pût tant parler sans parler du bon Dieu, que je croyais être la principale vie des hommes. On me disait que je devais parler, que c’était là la vie sociale et la bonne éducation, etc., etc. Mes pensées en ces jours étaient de chercher comment je pourrais faire quelques pénitences et prier selon ma coutume. Mon cœur était plein de la divine présence de Dieu ; je savais que je n’étais plus seule et me sentais plus forte ; mais le désir d’aimer mon doux Sauveur et ma tendre Mère, de rendre amour pour amour à mon bien-aimé Jésus en faisant, ce qui était un peu difficile.
« Mon père était natif de Corps, chef-lieu de canton du département de l’Isère, et s’appelait Pierre Calvat. Il était simple maçon et scieur de long, mais bon chrétien. Mes parents habitaient Corps ; ils étaient très pauvres ; et mon père étant obligé de travailler au loin pour nourrir sa famille passait souvent des mois entiers dehors. Ce fut en partie pour cela que je fus mise à servir chez des patrons aussitôt que je pus travailler, avant l’âge de sept ans.
Mes parents eurent dix enfants, six garçons et quatre filles. Ils eurent d’abord une fille qui mourut peu de temps après sa naissance. Ils eurent ensuite deux garçons dans l’espace de quatre ans. Ma mère, à qui le temps durait beaucoup dans ce pays, désirait fort d’avoir une petite fille pour lui tenir compagnie quand elle sortait ; enfin elle l’obtint : je naquis le 7 novembre 1831. Elle me donna au Saint Baptême les noms de Françoise-Mélanie. Elle m’aimait beaucoup, mais ce ne fut pas de longue durée. Mes méchancetés, les continuels déplaisirs que je lui donnais furent cause de quelques troubles dans la maison. Oh ! comme je suis et j’ai été mauvaise ! Il aurait fallu la patience des anges pour me supporter.
Par nature ma mère était très gaie ; elle aimait les divertissements, les danses, les comédies ; et elle était toujours des premières à toutes les fêtes du pays. Dès que j’eus cinq ou six mois, elle voulut me porter dans les soirées où il y avait des amusements ; mais je criais, je pleurais et déchirais ses habits.
Mon père était plus sérieux, il était aimé de tout le pays ; il aimait le travail et tous ses enfants également. Souvent il nous exhortait à vivre dans la sainte crainte de Dieu, à être honnêtes et dociles. Il ne manquait jamais, chaque fois qu’il se trouvait dans la famille, de nous faire faire notre prière avant de nous mettre au lit ; et comme j’étais trop jeune encore pour me tenir à genoux, il m’asseyait sur ses genoux et m’apprenait à faire le signe de la sainte croix, puis me mettait un crucifix dans les mains, me parlait du bon Dieu et expliquait à sa manière le grand mystère de la Rédemption, le Christ qui avait voulu tant souffrir et puis mourir pour nous ouvrir la porte du Paradis. Ces paroles me plaisaient beaucoup ; j’étais, à ce qu’il paraît, très sensible, j’aimais le Christ, je pleurais, je le regardais avec affection, je lui parlais, je le questionnais, je n’avais pas de réponse et, dans mon ignorance, je voulais imiter son silence. Toutes ces choses de ma première enfance, je les sus pour les avoir entendu dire par les voisins et par ma mère à qui je fus toujours une croix.
Je me rappelle que chaque fois qu’elle me portait à des fêtes, à des comédies, aussitôt que je voyais la foule, je pleurais et me cachais la figure sur ses épaules tout en continuant de pleurer très fort, de sorte que j’empêchais les assistants d’entendre ce qui se disait et ma mère devait me porter dehors. Quelle grande patience elle a eue avec moi qui ne lui donnais que des ennuis ! Arrivée à la maison, elle me demandait pourquoi je pleurais ; je lui répondais brièvement que j’avais peur et que je préférais rester ici avec le crucifix de mon père. À cela elle me grondait, me demandant si moi aussi je voulais être bigote comme ma tante (sœur de mon père). Je ne lui répondais pas et je ne me corrigeais pas non plus. Elle se plaignait avec les voisines de mon caractère. Celles-ci lui conseillèrent de me conduire souvent dans les assemblées pour m’habituer à voir le monde et à parler. Ainsi fut fait, mais mon naturel sauvage résista à toutes les tentatives. Je ne parlais qu’avec mon père ; quand il me disait que c’étaient nos péchés qui avaient fait mourir Notre-Seigneur Jésus-Christ, je lui disais : « Oh !… jamais je ne veux faire des péchés puisque ça a tant fait souffrir mon bon Dieu. Oh !… pauvre bon Dieu, je veux toujours penser à vous et ne veux jamais vous déplaire. Quand je pourrai marcher toute seule, je ferai comme vous avez fait, j’irai dans la solitude, je penserai à vous ; et puis, quand je serai grande, j’irai dire aux méchants hommes et aux méchantes femmes : Faites-moi mourir sur une croix pour que j’efface vos péchés, autrement vous n’irez jamais en paradis. » Ces paroles achevaient d’exaspérer ma mère ; elle ne pouvait plus me voir devant ses yeux ; au lieu d’être sa consolation, j’étais l’objet de toutes ses peines ; elle me surnomma la muette : « Je défends, dit-elle, à mes deux enfants de l’appeler par son nom ; je défends qu’on lui donne à manger et je défends qu’on fasse attention à elle ; ne la tenez plus, laissez-la par terre ; puisqu’elle veut faire tout ce que Dieu a fait, qu’elle le fasse : Dieu n’a pas eu besoin qu’on lui apprît à marcher ni qu’on le tînt lorsqu’il était petit. Dieu a couché par terre il a même demandé son pain, mais je lui défends de demander soit à présent soit plustard, quoi que ce soit. » Je me traînais donc comme je pouvais sur les mains et sur les genoux, et je passais les journées et quelquefois les nuits entières dans un coin ou sous un lit. Là je pensais à l’enfant Jésus et à la Sainte Vierge, et aux souffrances de Notre-Seigneur. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. Enfin ma mère ennuyée de me voir rester sous un lit dans une chambre, toute seule, je méritai le châtiment d’être chassée de la maison, le soir.
Vers le matin, je voulus rentrer auprès de ma chère mère, et, par un Juste Jugement de Dieu, je fus renvoyée comme incorrigible et obstinée. Ne sachant où aller, je pris le chemin qui aboutissait à un bois qui est à quelques minutes de la maison. Je rencontrai ma tante qui me demanda où j’allais. Avec la main je lui fis signe que j’allais dans ce bois. Elle me donna la main et me conduisit chez elle. J’avais alors environ trois ans.
J’aimais beaucoup mes chers parents et en général toutes les personnes que je connaissais. Il me semblait sentir en moi comme un besoin d’aimer et d’être aimée par les créatures du bon Dieu. Maintenant, par la grâce de Dieu, je reconnais la bonté, la miséricorde du Très-Haut sur moi mesquine créature, et que ce fut Dieu qui permit que je ne fusse jamais caressée ni embrassée par ma chère mère.
Après environ trois jours, ma tante me conduisit chez mes parents ; et dès que mon père revint de son travail, le dimanche, elle lui parla. Il paraît qu’entre les plaintes qu’elle lui fit, elle dit qu’on me faisait souffrir de la faim. Je m’aperçus que ma chère mère était triste, affligée, peinée. Parmi tant de défauts j’avais celui d’être très sensible pour les chagrins d’autrui. La voyant triste, je voulus la consoler. Je mis une chaise près de la sienne afin d’y monter pour l’embrasser ; elle me repoussa. Je pleurais de ne pouvoir me satisfaire ; alors mon père m’embrassait et me donnait le Christ, seul objet de piété qu’il y eût dans la maison.
Avec le Christ en main j’étais contente : je regardais, j’embrassais notre doux Sauveur crucifié pour nous et des larmes coulaient de mes yeux. Je pensais à ce que m’avaient dit mon père et ma tante, que chaque fois qu’on pêche on crucifie de nouveau notre divin Rédempteur.
Mais je ne m’amendais pas, je ne me corrigeais pas de mes nombreux défauts. Chaque fois que ma mère me portait dans quelque société, je lui donnais du déplaisir par mes pleurs et mes cris, de sorte qu’elle devait toujours faire retour à la maison. Mes méchancetés étaient continuelles. Une fois surtout, je fus très impertinente. Il y avait une très belle représentation et je ne faisais que crier et pleurer, je me tordais dans les bras de ma chère mère pour qu’elle me mît à terre et m’enfuir à la maison, de sorte qu’une des personnes de la scène dit à haute voix de faire sortir cette enfant. Arrivées à la maison, ma pauvre mère très fâchée me dit que je n’étais pas sa fille, que ses enfants avaient tous de très bons caractères, que par charité elle m’avait gardée chez elle, mais que l’heure était venue de se débarrasser de moi, que je pouvais aller où il me plairait. Elle dit à mes frères que je n’appartenais pas à la famille, que je n’étais pas la sœur de mes frères et qu’ils ne devaient plus m’appeler Mélanie, que mon vrai nom était « muette, louve, sauvage, solitaire » que je devais aller avec les animaux qui vivent dans les bois ; et elle me défendit de l’appeler maman, et d’appeler mon père (qui était absent) papa. Voyant son affliction, je pleurais et je voulais l’embrasser pour la consoler ; elle me repoussa en m’ordonnant de m’en aller, me prit par le bras et, ouvrant la porte me mit dehors en me défendant de revenir.