« Mon père était natif de Corps, chef-lieu de canton du département de l’Isère, et s’appelait Pierre Calvat. Il était simple maçon et scieur de long, mais bon chrétien. Mes parents habitaient Corps ; ils étaient très pauvres ; et mon père étant obligé de travailler au loin pour nourrir sa famille passait souvent des mois entiers dehors. Ce fut en partie pour cela que je fus mise à servir chez des patrons aussitôt que je pus travailler, avant l’âge de sept ans.
Mes parents eurent dix enfants, six garçons et quatre filles. Ils eurent d’abord une fille qui mourut peu de temps après sa naissance. Ils eurent ensuite deux garçons dans l’espace de quatre ans. Ma mère, à qui le temps durait beaucoup dans ce pays, désirait fort d’avoir une petite fille pour lui tenir compagnie quand elle sortait ; enfin elle l’obtint : je naquis le 7 novembre 1831. Elle me donna au Saint Baptême les noms de Françoise-Mélanie. Elle m’aimait beaucoup, mais ce ne fut pas de longue durée. Mes méchancetés, les continuels déplaisirs que je lui donnais furent cause de quelques troubles dans la maison. Oh ! comme je suis et j’ai été mauvaise ! Il aurait fallu la patience des anges pour me supporter.
Par nature ma mère était très gaie ; elle aimait les divertissements, les danses, les comédies ; et elle était toujours des premières à toutes les fêtes du pays. Dès que j’eus cinq ou six mois, elle voulut me porter dans les soirées où il y avait des amusements ; mais je criais, je pleurais et déchirais ses habits.
Mon père était plus sérieux, il était aimé de tout le pays ; il aimait le travail et tous ses enfants également. Souvent il nous exhortait à vivre dans la sainte crainte de Dieu, à être honnêtes et dociles. Il ne manquait jamais, chaque fois qu’il se trouvait dans la famille, de nous faire faire notre prière avant de nous mettre au lit ; et comme j’étais trop jeune encore pour me tenir à genoux, il m’asseyait sur ses genoux et m’apprenait à faire le signe de la sainte croix, puis me mettait un crucifix dans les mains, me parlait du bon Dieu et expliquait à sa manière le grand mystère de la Rédemption, le Christ qui avait voulu tant souffrir et puis mourir pour nous ouvrir la porte du Paradis. Ces paroles me plaisaient beaucoup ; j’étais, à ce qu’il paraît, très sensible, j’aimais le Christ, je pleurais, je le regardais avec affection, je lui parlais, je le questionnais, je n’avais pas de réponse et, dans mon ignorance, je voulais imiter son silence. Toutes ces choses de ma première enfance, je les sus pour les avoir entendu dire par les voisins et par ma mère à qui je fus toujours une croix.
Je me rappelle que chaque fois qu’elle me portait à des fêtes, à des comédies, aussitôt que je voyais la foule, je pleurais et me cachais la figure sur ses épaules tout en continuant de pleurer très fort, de sorte que j’empêchais les assistants d’entendre ce qui se disait et ma mère devait me porter dehors. Quelle grande patience elle a eue avec moi qui ne lui donnais que des ennuis ! Arrivée à la maison, elle me demandait pourquoi je pleurais ; je lui répondais brièvement que j’avais peur et que je préférais rester ici avec le crucifix de mon père. À cela elle me grondait, me demandant si moi aussi je voulais être bigote comme ma tante (sœur de mon père). Je ne lui répondais pas et je ne me corrigeais pas non plus. Elle se plaignait avec les voisines de mon caractère. Celles-ci lui conseillèrent de me conduire souvent dans les assemblées pour m’habituer à voir le monde et à parler. Ainsi fut fait, mais mon naturel sauvage résista à toutes les tentatives. Je ne parlais qu’avec mon père ; quand il me disait que c’étaient nos péchés qui avaient fait mourir Notre-Seigneur Jésus-Christ, je lui disais : « Oh !… jamais je ne veux faire des péchés puisque ça a tant fait souffrir mon bon Dieu. Oh !… pauvre bon Dieu, je veux toujours penser à vous et ne veux jamais vous déplaire. Quand je pourrai marcher toute seule, je ferai comme vous avez fait, j’irai dans la solitude, je penserai à vous ; et puis, quand je serai grande, j’irai dire aux méchants hommes et aux méchantes femmes : Faites-moi mourir sur une croix pour que j’efface vos péchés, autrement vous n’irez jamais en paradis. » Ces paroles achevaient d’exaspérer ma mère ; elle ne pouvait plus me voir devant ses yeux ; au lieu d’être sa consolation, j’étais l’objet de toutes ses peines ; elle me surnomma la muette : « Je défends, dit-elle, à mes deux enfants de l’appeler par son nom ; je défends qu’on lui donne à manger et je défends qu’on fasse attention à elle ; ne la tenez plus, laissez-la par terre ; puisqu’elle veut faire tout ce que Dieu a fait, qu’elle le fasse : Dieu n’a pas eu besoin qu’on lui apprît à marcher ni qu’on le tînt lorsqu’il était petit. Dieu a couché par terre il a même demandé son pain, mais je lui défends de demander soit à présent soit plus tard, quoi que ce soit. » Je me traînais donc comme je pouvais sur les mains et sur les genoux, et je passais les journées et quelquefois les nuits entières dans un coin ou sous un lit. Là je pensais à l’enfant Jésus et à la Sainte Vierge, et aux souffrances de Notre-Seigneur. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. Enfin ma mère ennuyée de me voir rester sous un lit dans une chambre, toute seule, je méritai le châtiment d’être chassée de la maison, le soir.
Vers le matin, je voulus rentrer auprès de ma chère mère, et, par un Juste Jugement de Dieu, je fus renvoyée comme incorrigible et obstinée. Ne sachant où aller, je pris le chemin qui aboutissait à un bois qui est à quelques minutes de la maison. Je rencontrai ma tante qui me demanda où j’allais. Avec la main je lui fis signe que j’allais dans ce bois. Elle me donna la main et me conduisit chez elle. J’avais alors environ trois ans.
J’aimais beaucoup mes chers parents et en général toutes les personnes que je connaissais. Il me semblait sentir en moi comme un besoin d’aimer et d’être aimée par les créatures du bon Dieu. Maintenant, par la grâce de Dieu, je reconnais la bonté, la miséricorde du Très-Haut sur moi mesquine créature, et que ce fut Dieu qui permit que je ne fusse jamais caressée ni embrassée par ma chère mère.
Après environ trois jours, ma tante me conduisit chez mes parents ; et dès que mon père revint de son travail, le dimanche, elle lui parla. Il paraît qu’entre les plaintes qu’elle lui fit, elle dit qu’on me faisait souffrir de la faim. Je m’aperçus que ma chère mère était triste, affligée, peinée. Parmi tant de défauts j’avais celui d’être très sensible pour les chagrins d’autrui. La voyant triste, je voulus la consoler. Je mis une chaise près de la sienne afin d’y monter pour l’embrasser ; elle me repoussa. Je pleurais de ne pouvoir me satisfaire ; alors mon père m’embrassait et me donnait le Christ, seul objet de piété qu’il y eût dans la maison.
Avec le Christ en main j’étais contente : je regardais, j’embrassais notre doux Sauveur crucifié pour nous et des larmes coulaient de mes yeux. Je pensais à ce que m’avaient dit mon père et ma tante, que chaque fois qu’on pêche on crucifie de nouveau notre divin Rédempteur.
Mais je ne m’amendais pas, je ne me corrigeais pas de mes nombreux défauts. Chaque fois que ma mère me portait dans quelque société, je lui donnais du déplaisir par mes pleurs et mes cris, de sorte qu’elle devait toujours faire retour à la maison. Mes méchancetés étaient continuelles. Une fois surtout, je fus très impertinente. Il y avait une très belle représentation et je ne faisais que crier et pleurer, je me tordais dans les bras de ma chère mère pour qu’elle me mît à terre et m’enfuir à la maison, de sorte qu’une des personnes de la scène dit à haute voix de faire sortir cette enfant. Arrivées à la maison, ma pauvre mère très fâchée me dit que je n’étais pas sa fille, que ses enfants avaient tous de très bons caractères, que par charité elle m’avait gardée chez elle, mais que l’heure était venue de se débarrasser de moi, que je pouvais aller où il me plairait. Elle dit à mes frères que je n’appartenais pas à la famille, que je n’étais pas la sœur de mes frères et qu’ils ne devaient plus m’appeler Mélanie, que mon vrai nom était « muette, louve, sauvage, solitaire » que je devais aller avec les animaux qui vivent dans les bois ; et elle me défendit de l’appeler maman, et d’appeler mon père (qui était absent) papa. Voyant son affliction, je pleurais et je voulais l’embrasser pour la consoler ; elle me repoussa en m’ordonnant de m’en aller, me prit par le bras et, ouvrant la porte me mit dehors en me défendant de revenir.
(A suivre)