(Suite de la toute petite enfance de Mélanie)

Comme les autres fois, je m’en allai dans le bois, tout en pensant à ce que m’avait dit ma mère : que je n’avais pas de mère, pas de père, pas de frères, pas d’habitation et que personne ne me voulait. J’étais affligée, même découragée, en pensant que le doux nom de maman, je ne pouvais plus le dire. Cette fois, je pleurai sur mon triste sort. Puis je pensai au Christ, à la Croix de mon père.

Il y avait trois ou quatre jours que j’étais dans le bois sans voir ni entendre personne : ma seule occupation était la pensée de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; souvent je fondais en larmes en pensant combien le péché déplaît à mon bon Dieu, puisqu’il avait fallu que mon Jésus versât tout son sang pour l’effacer et mettre les hommes dans le paradis. Je n’avais plus la force de marcher, je tombais et j’étais plongée dans une profonde tristesse en pensant combien on offensait mon Jésus, puis aussi de ce que, comme les autres enfants, je n’avais point de mère pour tout lui dire et pour lui demander des explications sur la vie de mon Jésus au ciel.

Tout à coup, je vois venir à moi un tout petit enfant d’une grande beauté, vêtu d’un blanc brillant avec une jolie couronne sur la tête. Dès que ce petit enfant fut près de la sauvage il lui dit : « Bonjour, ma sœur, pourquoi pleurez-vous ? je viens vous consoler. » — « Ah ! dit alors la sauvage mon pauvre petit, parlez bien bas, je n’aime pas le bruit. Je pleure parce que je voudrais savoir tout ce que mon Jésus a fait pour sauver le monde, pour que je fasse comme Lui sans rien manquer ; puis ce que le monde a fait pour faire mourir mon Jésus-Christ ; puis je voudrais avoir une maman ; je n’ai personne. J’étais dans une maison avec une femme et des enfants ; cette femme ne me veut plus. Ah ! si j’avais une maman ! » — « Ma sœur, dit alors le petit, dites-moi Frère, je suis votre bon Frère, je veille sur vous ; nous avons une maman. » — « Une maman ! une maman ! s’écria la sauvage, toujours en pleurant. Ah ! j’ai, j’ai donc une maman ! où est-elle, mon Frère, pour que je courre vite la trouver ? » — « Notre maman, dit le joli enfant, est partout avec ses enfants ; aimez-la bien, cette bonne maman ; elle est toujours avec celles qui se montrent ses enfants. Bientôt je vous mènerai voir notre maman. » Après cela le jeune enfant fit connaître à la muette la grandeur de Dieu, sa puissance, sa bonté, enfin toute sa vie publique et surtout sa Passion.

Mon petit Frère venait à peu près tous les jours pour me voir ; quelquefois il restait un jour sans venir, mais souvent il venait plusieurs fois dans le même jour. Nous conversions toujours sur la passion ou sur la vie cachée de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je m’étais enfoncée dans la forêt ; si je tombais dans le sentier rempli de pierres, il arrivait aussitôt me relever ; nous marchions en nous tenant par la main, nous ramassions des fleurs ensemble. Il m’était sympathique au possible, il m’inspirait confiance, je me sentais enflammée d’amour pour lui. Chaque fois que je le vis et qu’il m’appela sa sœur, mon cœur se remplit de joie et d’une douce consolation. Mon Frère était de mon âge (il a toujours été de ma taille), il n’était pas plus grand que moi, il était bien fait, bien proportionné, sa petite figure était d’un blanc rosé, ses cheveux étaient châtain clair et frisés, ils étaient partagés sur son beau front et tombaient un peu sur ses épaules ; ses yeux étaient doux et pénétrants ; sa voix douce, sonore, mélodieuse allait droit à l’âme et faisait sauter mon cœur ; ses petites mains, bien PALPABLES, étaient dans les miennes comme le contact du Lys ; toute sa personne paraissait comme cristallisée. Quand, après avoir parlé longtemps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous nous amusions à regarder les fleurs et que quelquefois nous en ramassions pour faire des couronnes, etc., il me semblait que les fleurs venaient d’elles-mêmes se placer dans ses jolies petites mains ; mais je trouvais la chose toute naturelle, parce que j’ignorais ce que les hommes peuvent faire ou ne pas faire.  

Je dois dire que mon bien-aimé Frère, pendant plus de vingt ans, m’a laissé ignorer qu’il était Jésus, et que moi j’avais tout bonnement et simplement cru qu’il était mon frère, comme lui-même me l’avait assuré. Donc je pris ses visites sans raisonner, contente d’avoir un si bon frère et à qui je pourrais parler de mon bon Dieu, et lui enseigner à le prier et à lui consacrer tout son cœur, toute son âme et à l’aimer de toutes ses forces…

Enfin si mon Frère a été mon frère, il a été aussi mon instituteur, puisque c’est de Lui que j’ai tout appris ce que je sais, en dehors du péché qui est mon seul ouvrage.

Mon très doux Frère me dit que je devais remercier la miséricorde divine qui se servait de mes parents pour me détacher des affections du monde ; que le Très-Haut m’avait créée pour l’aimer au possible ; que je devais veiller sur mon cœur incliné à trop aimer les créatures et à en être aimée.

Déjà depuis plusieurs jours j’étais dans le bois et je ne pensais nullement à retourner chez mes parents puisque cela m’avait été prohibé et que je croyais devoir obéir absolument à qui avait autorité sur moi. Pendant tout ce temps je me nourrissais des petits fruits qui croissent en ce bois. Je dois dire cependant que, plusieurs fois, mon aimable Frère m’apporta un mets délicieux qui restaurait entièrement mes forces pour plusieurs jours. La première fois c’était une très belle violette : je la mangeai ; ce n’était ni du pain ni du miel, je ne sus pas ce que c’était, sinon une liqueur, une substance très savoureuse et odorante.

Un jour, mon doux Frère près de moi me dit : « Sœur de mon cœur, la paix soit avec vous, l’heure est venue de retourner chez vos parents. »

Il me fallait retourner chez mes parents car mon père était de retour afin d’éviter que des discussions n’éclatent en famille à cause de mon absence. Nous partîmes et aussitôt je me trouvai près de ma maison. J’entendis mon père qui venait derrière moi, il m’embrassa et me demanda d’où je venais et depuis quand j’étais absente. Je ne sus rien lui dire, parce que, en vérité, je ne savais depuis combien de jours ou de semaines j’étais dehors, mais je lui dis que j’avais été avec mon Frère. Il me demanda ce que j’avais mangé ; je lui répondis que mon Frère me donnait des choses bien bonnes. Mon père s’apaisa et la paix revint dans la famille.

En ce temps-là mon cher père travaillait dans un bourg appelé La Mure, à environ cinq heures de marche ; il venait en famille une fois par mois, ordinairement le samedi, pour repartir le dimanche soir. Je passais ce dimanche un peu ennuyée. Les conversations que j’entendais, quoique non mauvaises, ne m’intéressaient pas, je ne pouvais comprendre qu’on pût tant parler sans parler du bon Dieu, que je croyais être la principale vie des hommes. On me disait que je devais parler, que c’était là la vie sociale et la bonne éducation, etc., etc. Mes pensées en ces jours étaient de chercher comment je pourrais faire quelques pénitences et prier selon ma coutume. Mon cœur était plein de la divine présence de Dieu ; je savais que je n’étais plus seule et me sentais plus forte ; mais le désir d’aimer mon doux Sauveur et ma tendre Mère, de rendre amour pour amour à mon bien-aimé Jésus en faisant, ce qui était un peu difficile. 

(A suivre)